Tristan

Il y a fort, fort, fort longtemps, vivaient, en la bonne ville du Croisic, deux familles connaissant, l'une comme l'autre, une certaine opulence. Elles étaient très respectées et tenaient, ce qu'on appelle encore aujourd'hui, le haut du pavé.

Il s'avéra qu'un jour, une querelle survint entre les deux chefs de famille. Une histoire de préséance ? Une question pécuniaire ? Nul n'en sut jamais exactement la cause…

Toujours est-il que de propos aigres-doux en allusions blessantes, les rapports connurent un refroidissement subit et d'autant plus persistant que de bonnes " âmes charitables " n'hésitèrent pas, bien entendu, à jeter de l'huile sur le feu en rapportant tout ragot, vrai au faux, vérifié ou non.

Il n'y eut bientôt plus aucun propos courtois, plus l'ombre d'un aimable salut et ces messieurs ne se raisonnant point, on s'évita bientôt comme la peste.

Le temps aidant, les tensions auraient sans doute disparu, si nos deux gaillards ne s'étaient malencontreusement retrouvés face à face aux abords du quai.

Aucun ne voulant céder le pas à l'autre, les esprits s'échauffèrent rapidement. Après s'être copieusement affublés de toutes sortes de noms d'oiseaux, ils se retrouvèrent bientôt à court d'injures et en vinrent aux mains. S'empoignant avec rage, ils se battirent pire que des chiffonniers. Coups de pied, coups de poing, coups de boule, orions à tout va... des marrons en veux-tu en voilà !… La distribution fut gratuite et oh combien généreuse...

Étant d'égale force, le pugilat dura un bon moment avant qu'ils ne s'écroulent, tous deux épuisés, sous l'œil goguenard des passants. Le premier arborant un superbe œil au beurre noir, le second, un nez illustrant magistralement, par la taille et la couleur, la beauté d'une tomate bien mure ; tout aussi dépenaillé et contusionné l'un que l'autre ; donnant chacun une fidèle image de la Tour de Pise par grand vent, ils se décidèrent à retrouver, boitant haut, boitant bas, leurs pénates respectives.

Le mal était désormais irréparable… Entre les deux familles ce n'était plus une sévère inimitié, mais bel et bien désormais de la haine… Une haine aussi stupide que tenace qui allait anéantir les plus tendres espoirs de deux pauvres jeunes gens…

En effet, la première famille s'enorgueillissait d'un fils charmant, nommé Armand ; la seconde d'une ravissante jeune fille répondant au doux prénom de Madeleine. Se fréquentant depuis la plus petite enfance, ils éprouvaient l'un pour l'autre un doux sentiment et n'aspiraient qu'à une chose… s'unir en justes noces. Imaginez donc leur désarroi devant un tel coup du sort…

Les jours, les semaines, les mois passèrent sans que nos deux tourtereaux ne puissent échanger un seul mot. Ce qui bien évidemment ne fit qu'attiser le doux feu qui brûlait dans leurs cœurs. Il suffisait de surprendre les regards qu'ils s'échangeaient, lorsque par chance ils se croisaient au détour d'une rue, pour comprendre que cet amour devenait un brasier qu'on ne pourrait étouffer très longtemps, sous prétexte de querelle paternelle.

Arriva donc le jour où nos deux jeunes gens, profitant de la cohue au sortir d'une messe, purent sans attirer l'attention se donner rendez-vous pour le lendemain, à neuf heures du soir, près du Rocher de l'Ours.

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Armand arriva en avance. Tout était calme. Seuls, les hululements d'une hulotte troublaient, de temps en temps, la douce berceuse murmurée par les vagues. Étant un tantinet superstitieux, Armand n'en augura rien de bon. Il se répétait sans cesse que cette entrevue n'apporterait aucune réponse pratique à leur insoluble problème.

Il commençait à sombrer dans une désespérante mélancolie lorsque le léger frou-frou d'un jupon attira son attention. Madeleine arrivait de son pas dansant. Elle avait réussi par un habile subterfuge à disposer de sa soirée.

Blottis l'un contre l'autre, ils envisagèrent l'avenir… Celui-ci s'avérait bien sombre et semé de multiples embûches pour ces deux pauvres cœurs qui n'aspiraient qu'à s'unir… Qu'importe, ils trouveraient un moyen. Tenant leurs mains étroitement enlacées, ils échangèrent des serments d'amour éternel et de fidélité par delà la mort…

Nos deux jeunes gens eurent d'autres entrevues secrètes, pour lesquelles il leur fallut inventer mille ruses, mille excuses, et chaque nouvelle séparation se révélait plus déchirante que la précédente… La situation ne pouvait durer éternellement… D'un commun accord, ils décidèrent de faire part de leur tendre projet à leur famille respective.

Par un après-midi ensoleillé, alors que son père s'abandonnait avec délice aux bienfaits d'une sieste, Madeleine décida donc de tenter sa chance. Elle ne lui cacha rien des tendres sentiments qu'elle éprouvait pour Armand et annonça tout de go leur projet marital…

Sous le choc, le père de Madeleine devint blanc comme un linge… les yeux exorbités par la surprise, il ne pipa mot… Mais tout œil observateur pouvait sans aucun mal constater la progression de la nouvelle dans le cerveau de ce sanguin…Le cou prit soudain une teinte d'un rose de plus en plus soutenu, qui passa bientôt au cramoisi… Puis la colérique nuance gagna progressivement le menton, le bas des joues, les pommettes… Le visage fut alors traversé de tics nerveux, tandis que la bouche exprimait le désarroi d'un merlan ayant raté la marée… Lorsque le rouge atteignit les paupières, les yeux semblèrent diminuer de moitié tandis que les prunelles se zébraient des plus inquiétants signes d'orage… Enfin, lorsqu'une impressionnante teinte violacée atteignit la racine des cheveux, le maître de céans frisait l'apoplexie. Poings crispés et enfoncés dans les poches, aspirant en une fois, l'air qui avait failli lui manquer, le père de Madeleine se mit soudain à beugler plus fort qu'un troupeau à l'abattoir.

Quoi ? Comment ? Sa fille était donc la pire délurée de toute la contrée ? !!! Comment avait-il pu faire confiance à une telle gourgandine ?! Quelle ingrate son épouse avait-elle osé engendrer ?!!! Cet Armand, ce suppôt de Satan avait donc réussi à pervertir sa douce et innocente enfant… Et bien ! Il en coûterait cher à ce mécréant…!!! Et en attendant, si la raison ne revenait pas illico habiter la cervelle de sa péronnelle de fille … un seul remède ! LE COUVENT !!!!!!!!!!!!

Madeleine essuya cette véritable tempête avec calme et dignité. Si elle avait encore quelques illusions auparavant ; elle n'en avait plus désormais… Jamais elle n'obtiendrait le consentement de son emporté et buté de père… Impassible, elle se retira dans sa chambre…

Armand n'eut pas plus de chance de son côté… Tant qu'il se contenta d'aborder le sujet marital ce ne furent, tout d'abord, que petits coups d'œil en coin ; puis fines allusions amusées, et enfin petits sourires attendris… Mais, lorsque ayant pris son courage à deux mains, il osa prononcer le nom de celle vers laquelle allaient toutes ses plus douces pensées… un nuage chargé de folie meurtrière envahit soudain le clair regard paternel ; les sourires se transformèrent en un féroce rictus, et les fines allusions devinrent des injures si horribles que le Diable lui-même crut en défaillir de jalousie. Avant même qu'Armand n'eut compris ce qui arrivait, il se retrouva bouter hors du logis familial avec avertissement de ne plus y remettre les pieds tant qu'il aurait de telles sornettes à l'esprit.

L'alerte étant donnée, les rendez-vous secrets reprirent entourés de minutieuses précautions. Nos deux tourtereaux se consolèrent dans les bras l'un de l'autre et, finirent par conclure qu'il ne restait plus qu'une solution : le mariage clandestin… Une fois devant le fait accompli, leurs parents seraient bien obligés d'admettre cette union et de leur pardonner.

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Comme vous le savez certainement, le monopole du mariage, avant la Révolution, était détenu par l'Église. Point n'était besoin d'un maire, il suffisait simplement de trouver un prêtre qui accepta d'enfiler son surplis…

Pour sa part, Armand connaissait, au Bourg de Batz, un vieux curé qui, hormis le catéchisme, lui avait aussi enseigné à lire et à écrire. Ce saint homme éprouvait toujours pour son élève un affectueux intérêt. Le jeune homme alla donc le trouver et lui expliqua la situation.

- " Mon Père, vous seul pouvez nous aider à trouver le bonheur… Mariez-nous… Nous vous en serons éternellement reconnaissants. "

Le brave abbé ne l'entendit point de cette oreille et refusa tout net son concours. Mais, Armand, s'attendant à ce refus, avait bien préparé sa plaidoirie. Et, avec une maestria digne d'un génie du barreau, il usa d'arguments si persuasifs, si éloquents qu'il finit par convaincre son ancien professeur… (Surtout, après avoir affirmer que cette union mettrait fin au stupide conflit séparant les deux familles…)

La cérémonie nuptiale fut célébrée dès le lendemain en la si jolie Chapelle du Crucifix. Ayant échangé les serments solennels qui les liaient l'un à l'autre jusqu 'au trépas, Armand et Madeleine décidèrent d'affronter sans plus tarder le courroux familial…

Main dans la main, ils se présentèrent tout d'abord devant la famille de Madeleine… L'accueil fut si glacial que même un iceberg aurait fait figure de brasier … Injures et porte claquée au nez constituèrent la dot…

Gardant malgré tout espoir, ils se présentèrent ensuite devant la famille d'Armand… Hélas, la réaction fut tout aussi impitoyable. Insultes, offenses, rien ne leur fut épargné…

Le cœur lourd, ils se résignèrent donc à abriter leur amour loin des foudres familiales…

Logement et nourriture se révélèrent d'épineux problèmes pour nos deux jeunes mariés, car ils n'avaient rien, et ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Personne ne se hasarderait à leur apporter quelque réconfort, de peur d'affronter la hargne de deux familles si puissantes …

Ils trouvèrent à se loger dans une humble chaumière à l'angle de la Place Dinan. Comme elle était toute branlante et semblait dater du déluge, le propriétaire se montra conciliant et ne demanda pas de paiement d'avance.

Armand était courageux et habile de ses mains, il trouva bientôt du travail en tant que menuisier. Madeleine, quant à elle, devint blanchisseuse… Nos tourtereaux vivochèrent ainsi pendant environ six mois. S'encourageant l'un l'autre, puisant leur force dans leur amour, ils gardaient en eux l'espoir de jours meilleurs, et faisaient face avec courage aux aléas de la vie.

Mais un soir, Armand revint avec de terribles maux de tête… Le lendemain, tremblant de tous ses membres, il ne put se lever… En quelques jours, malgré, les soins attentionnés de Madeleine, une fièvre maligne l'emporta.

Madeleine se retrouva seule, sans ressources. Bien que dans un dénuement absolu, elle n'essaya pas de renouer avec ceux qui l'avaient si injustement rejetée et supporta vaillamment sa misère en s'accrochant de toutes ses forces à la vie qu'elle portait en elle, fruit de son amour pour Armand.

Son ange gardien, devant tant de courage, eut sans doute pitié d'elle… Louis, un frère de sa mère, déclaré lui aussi " persona non grata " par le reste de la famille, décida de recueillir cette nièce, épuisée par le chagrin et les privations.

C'est ainsi que Madeleine prit domicile rue du Pont de Chat et eut la charge de gouverner le ménage de son oncle. Ce qui ne l'empêcha pas d'aller faire ses " journées " et de gagner ainsi de quoi contribuer aux dépenses communes.

Louis, septuagénaire gai et bienveillant, ne regretta pas un seul instant son généreux geste. Madeleine était douce, aimable, prévenante et n'avait pas son pareil pour le régaler de délicieux petits plats. Il éprouva bientôt une tendresse toute paternelle pour cette nièce qui, malgré toutes ses souffrances, ne laissait transparaître aucune amertume et conservait la force de l'accueillir chaque matin par un timide sourire.

L'enfant naquit par une belle journée ensoleillée de juillet… C'était un beau garçon, vigoureux, dont la naissance, quoique posthume apporta un éclair d'espoir et de joie dans le cœur de Madeleine. Ce petit être, unique souvenir de son tendre époux, apportait un nouveau souffle de vie à la pauvre jeune femme.

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Dès qu'elle put se lever et vaquer à ses occupations habituelles, Madeleine désira faire baptiser son fils. Aussi, un samedi, après avoir terminé de déjeuner, elle emmaillota l'enfant dans les plus beaux langes dont elle disposait, puis prenant dans ses bras son tendre trésor, elle sortit accompagnée de son oncle pour se rendre à l'église Notre Dame de Pitié.

L'oncle et la nièce marchaient d'un bon pas, lorsque Madeleine blêmit soudain et s'arrêta net.

Louis lui demanda, inquiet, ce qu'il y avait.

- " Oh mon oncle ! C'est terrible ! Je n'avais pas songé à cela ! "

- " A quoi donc, ma chère nièce ? "

- " Nous allons de ce pas pour faire de mon fils un chrétien ? "

- " Oui, nous le devons. "

- " Mais pour en faire un chrétien, il lui faut un parrain et une marraine ! "

- " Oui, c'est un fait, un parrain et une marraine sont obligatoires. "

- " Pour le parrain, il est là, devant moi… "

- " Cette charge m'incombe en effet, et c'est avec joie et fierté que je la remplirai, ma chère nièce "

- " Oui, mais la marraine ? Nous ne l'avons pas ! "

Louis, vit la tristesse envahir les yeux de Madeleine. Il en comprit immédiatement la source… Qui, en effet, pourrait accepter cette lourde charge. Aucune habitante de la région, qu'elle soit jeune ou vieille, ne s'y risquerait… Un tel acte ne pouvant que lui attirer le courroux de deux des plus puissantes familles du Croisic…

Face à cette question épineuse, Louis retira machinalement sa casquette et se gratta consciencieusement l'arrière du crâne ; ce qui était chez lui un signe de profonde réflexion… Puis, ne trouvant aucune solution, mais étant d'un naturel optimiste, il prit sa nièce par le bras, et remettant sa casquette, lui déclara :

- " N'ai pas d'inquiétude ma chère nièce, Dieu y pourvoira… "

Ils reprirent donc le chemin de l'église… C'est alors qu'ils croisèrent, une femme d'un abord très austère.

De grande taille et d'une minceur quasi squelettique, elle était vêtue d'une robe de velours noir, soutachée d'argent. Un bonnet de fine dentelle noire, brodé de perles noires et de fils argentés, rehaussait la teinte d'ivoire jauni de son visage émacié, aux pommettes saillantes. Ses yeux vifs d'un noir de jais, semblaient pouvoir percer le moindre secret des choses et des gens.

Lorsque son regard les scruta au passage, Madeleine et Louis ressentirent une gêne instinctive, comme si ces yeux de ténèbres les avaient sondés jusqu'au tréfonds de leurs âmes.

N'ayant nulle souvenance de cette personne à l'air aussi altier que rébarbatif, Louis, ne fit cependant ni une ni deux… La solution était là… Il leur fallait une marraine ? Elle était toute trouvée ! Cette voyageuse n'aurait que faire des ressentiments de deux familles croisicaises. De plus ses vêtements laissaient supposer qu'elle était riche et d'un rang élevé, ce qui serait flatteur. Si on y mettait les formes, elle ne pourrait décemment point leur refuser ce service.

Hâtant le pas, il rattrapa donc cette étrange voyageuse. Maîtrisant son émotion, il ôta sa casquette et s'inclina poliment.

- " Madame ? Bonjour, noble dame… Excusez-moi si je vous importune, mais je profite de l'occasion… La nécessité m'y contraint… Oserais-je vous demander un service ? … Et daignerez-vous me le rendre ? "

La femme s'arrêta, interloquée… Son visage prit une expression où se mêlaient étonnement et ironie.

- " Un service ? C'est à moi que vous vous adressez ? Et vous me demandez un service ? … Voilà qui est étonnant…"

Quoique impressionné, pour ne pas dire mal à l'aise par les allures et les propos quelque peu persifleurs de son interlocutrice, Louis décida de poursuivre l'entretien. Tournant et retournant sa casquette dans ses mains noueuses de vieux marin afin de se donner contenance, il continua.

- " Oui, Madame, c'est à vous que je m'adresse. Pardonnez mon insistance… Je ne veux point vous offusquer… "

- " Je n'y vois point d'offense…Rassurez vous… Je suis simplement étonnée qu'on me demande un service, et… De quel service s'agit-il ? "

- " Voilà… Permettez-moi tout d'abord de vous présenter, ma nièce, Madeleine. C'est une jeune femme méritante, malheureusement déjà veuve et devant élever seule son enfant. Nous allons baptiser son nouveau-né et pour des raisons bien trop longues à expliquer, il nous est impossible de nous nantir d'une marraine. Auriez-vous la bonté d'accepter cette charge ? Nous vous en serions infiniment reconnaissants… Et bénirions votre mémoire jusqu'à la fin de nos jours… "

- " Me bénir jusqu'à la fin de vos jours ? … Voilà qui serait fort exceptionnel … On me maudit plutôt … "

- " Madame, ce ne serait guère chrétien de refuser cette pieuse obligation… C'est un devoir que de … "

- " Je n'ai pas dit que je refusais… Puisque vous semblez tant y tenir, je serai donc la marraine… Mais ne tardons pas car mon temps est compté… J'ai une mission à remplir et je ne dois point flâner… Mes occupations sont nombreuses et ne supportent aucun retard… "

Sur ce, Louis gagna le presbytère afin de prévenir le prêtre, tandis que les deux femmes et l'enfant gagnaient l'église.

Quelques instants plus tard, Monsieur le curé procéda aux différents rituels nécessaires à cette cérémonie et, le premier prénom ayant été imposé par la marraine, le nouveau chrétien fut baptisé Tristan Louis Armand.

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La jeune mère sortit rayonnante de l'église, tenant amoureusement son précieux fardeau entre ses bras. Louis et la noble étrangère la suivaient de peu. Lorsque la marraine s'apprêta à reprendre la route, Louis qu'un premier succès avait rendu audacieux, lui barra aimablement le chemin.

- " Madame… Je crains d'abuser mais… j'ose hasarder une seconde requête … "

- " Une seconde requête ? … Et quelle est-elle ? "

- " Voilà… Il est de coutume par chez nous, que la marraine offre un cadeau à son filleul… Aussi, sans chercher à vous offenser, j'aimerais, … Je souhaiterais que la tradition soit respectée… "

- " Un cadeau ? Mon ami, sachez-le, en ce bas monde, nul ne souhaite un cadeau de ma part… Et tout un chacun évite soigneusement d'entretenir une quelconque relation avec moi … " répondit l'étrange marraine dans un gloussement lugubre.

- " Veuillez me pardonner… Je ne voulais en aucun cas abuser de votre patience… Souffrirez-vous cependant une dernière question ? "

- " Faites donc, l'ami ! Vous verrez bien … "

- " Excusez ma hardiesse… Mais accepterez-vous de me dire à qui j'ai l'honneur de m'adresser ? "

- " Soit… Je ne tairai pas mon identité plus longtemps… Ce serait malséant… Sachez donc très cher, que vous vous adressez tout simplement à la Mort…"

A ces mots, Louis et Madeleine restèrent figés d'effroi ; la jeune femme serrant instinctivement son enfant contre sa poitrine.

- " Rassurez-vous… Vous n'avez rien à craindre de moi… pour l'instant tout au moins… "

L'amour maternel est puissant et accomplit bien des miracles… Madeleine ne vît bientôt plus que l'avantage pour son fils d'avoir si puissante marraine… Recouvrant son sang-froid, elle implora :

- " Madame, je ne puis que réitérer la demande de mon oncle… Acceptez d'offrir un présent à votre filleul, je vous en prie ! "

- " Que veux-tu donc ma toute belle ? Que je le ravisse déjà à ton affection ? J'en doute… "

- Non, Madame ! Bien au contraire ! Je vous en conjure, acceptez de lui offrir la vie éternelle… "

A ces mots, la Mort se renfrogna. Son visage devint encore plus sombre et plus sévère.

- " Ce que tu me demandes là n'est que sottise, jeune femme ! Seul, le Tout Puissant a ce pouvoir… Je ne suis que sa mandataire et j'exécute ses ordres aveuglément… "

Un long silence s'installa… Puis, avisant une vendeuse de bougies, la Mort se dirigea vers son étal et acheta un cierge.

- " Je puis cependant faire une chose pour mon filleul… Suis-moi… "

Laissant son nourrisson dans les bras puissants de Louis, Madeleine pénétra de nouveau dans l'église, à la suite de la terrible marraine.

La Mort alluma le cierge, puis alla le déposer devant l'autel. Se tournant ensuite vers Madeleine, elle lui expliqua :

- " Je vais d'une certaine manière satisfaire ton souhait… Tant que ce cierge ne sera point entièrement consumé, ton fils jouira du don de la Vie et aucune de mes attaques ne pourra l'atteindre… "

Puis la laissant là, la Mort s'en alla vaquer à ses occupations…

La jeune mère se précipita vers le cierge, l'éteignit prestement et l'enfouit dans les replis de sa jupe. Puis, elle rejoignit son fils et l'oncle Louis sans piper mot de l'incroyable cadeau.

Ayant regagné leur logis, Madeleine, radieuse, s'empressa de coucher son fils et de cacher le précieux talisman au fin fond de son armoire.

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Puis, d'un pas léger, elle alla préparer le souper. L'oncle et la nièce dînèrent ensuite, en se remémorant leur étrange rencontre, et Madeleine raconta enfin à Louis le merveilleux présent que la puissante marraine avait fait à son filleul.

Madeleine desservit ensuite la table, termina ses tâches ménagères, et gagna son lit, épuisée par tant d'émotions.

Ce ne fut point le sommeil qui submergea Madeleine… Mais l'inquiétude… L'abri qu'elle avait choisi était-il le meilleur ? Non… La maison pouvait brûler… Il fallait une cachette plus sure que cette armoire… Et, Madeleine vit le jour poindre sans avoir trouvé la solution idéale…

Au matin, elle alla flâner sur la grève, du côté de la baie de Saint Goustan… Elle marchait, songeuse, uniquement préoccupée par la sûreté du précieux cierge. Inconsciemment, elle dirigea ses pas au-devant de la mer… Celle-ci s'était retirée fort loin car c'était une grande marée.

Ce fut lorsque Madeleine prit conscience des vagues lui léchant les pieds que l'idée jaillit, lumineuse… Pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ?! La mer était étale… Il fallait faire vite…

La jeune mère courut jusqu'à son logis, prit le cierge et retourna à Saint Goustan aussi vite qu'elle le put. Elle creusa ensuite un trou profond, à la limite des vagues, et ayant vérifié que personne ne l'observait, elle y déposa le précieux objet. Après l'avoir soigneusement recouvert, elle regagna le sable sec et contempla le flot qui bientôt effaça toute trace.

Madeleine était enfin satisfaite… Il ne pouvait y avoir meilleur gardien que l'océan.

Tristan grandit sans jamais connaître ses grands-parents… Les deux familles ne se réconcilièrent jamais et, Madeleine ne chercha pas une seule fois à les revoir…

Lorsqu'il fut en âge, Tristan alla à l'école et se révéla un élève studieux, pour la plus grande fierté de sa mère et de son parrain.

Ses études terminées, il embrassa une carrière maritime et s'engagea sur un navire hauturier ; ce que Louis ne vit point car il s'éteignit quelques mois avant le départ de son filleul.

Entre deux campagnes, Tristan rencontra une belle et aimable jeune femme. Beau, fort et doux, il ne tarda pas à conquérir son cœur, l'épousa et lui fit cinq enfants.

La vie s'écoula… Après avoir parcouru les mers, vécu de multiples aventures dont trois terribles naufrages, et ce sans même attraper un rhume… Tristan, à cinquante-cinq ans, mit sac à terre, bien décidé à ne plus quitter son bon vieux Croisic et à enfin profiter pleinement de sa famille.

Les saisons se succédèrent… Tristan fut grand-père, puis arrière-grand-père, puis arrière-arrière-grand-père… Les ans s'amoncelèrent sur ses larges épaules…

Après Louis, un à un, les autres membres des deux belliqueuses familles s'en étaient allès peupler le cimetière…

Madeleine mourut dans sa quatre-vingt-et-unième année, sans jamais avoir révéler à son fils les étranges circonstances de son baptême et, encore moins, l'existence du fameux cierge…

Tristan vit s'éteindre sa tendre épouse, puis un à un tous ses amis, tous ses contemporains, ses enfants… Les enfants de ses enfants… Les générations passaient les unes après les autres… Il était toujours là…

La vieillesse ne lui avait épargné aucune torture… Perclus de rhumatismes, il n'avait plus l'usage de ses jambes… Son dos se complaisait à reproduire des angles aussi variés qu'insolites… Ses yeux ne distinguaient plus que des ombres… ses souvenirs n'étaient plus que des fantômes… Il en était un lui-même dans cette époque qui n'était plus la sienne… Il n'était plus qu'une sorte de momie, une curiosité pour ses lointains descendants, qui ne voyaient en lui qu'un embarrassant fardeau…

Souvent, poussant un énorme soupir, Tristan se demandait ce qu'il avait pu faire de si terrible pour que la Mort ne veuille point de lui… Depuis bien longtemps, plus rien ne le retenait en ce bas monde… Et il maudissait celle dont il ignorait être le filleul…

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Sous un ciel aussi sombre que l'encre d'un morgadon, fouettée par les embruns, bousculée par le vent mauvais, Justine errait sur la plage de Saint Goustan.

La tempête de Toussaint était là, plus furieuse, plus dévastatrice qu'elle ne l'avait jamais été…

Les yeux remplis de larmes, le regard tourné vers le large, morte d'inquiétude, Justine priait de tout son être… Elle priait pour l'équipage du " Clovis II ", ce bateau de pêche qui manquait à l'appel… Elle priait pour son fiancé, parti en mer et qui n'était toujours pas rentré…

Ivre de fatigue et de chagrin, désespérant d'entrevoir la frêle embarcation, Justine se résigna bientôt à rentrer… Alors qu'elle baissait la tête pour mieux résister au vent, elle aperçut un mince fuseau d'ambre clair qui émergeait du sable… Intriguée, elle le dégagea et découvrit un cierge… Sans nul doute, ce ne pouvait être qu'un signe du ciel !

Réunissant toutes ses forces, Justine courut jusqu'à l'Église Notre-Dame de Pitié. Là, haletante, elle alluma le cierge et le plaça devant l'autel, à l'endroit même où une étrange marraine l'avait posé cent-quatre-vingt-dix-neuf années plus tôt.

Au même instant, bien que blotti devant la cheminée, Tristan sentit un immense froid l'envahir malgré les flammes claires. Son corps fut bientôt traversé de terribles frissons ; ses mâchoires édentées s'entrechoquèrent violemment.

Il comprit que son heure était enfin proche et fit signe qu'on le portât jusqu'à son lit.

On fit venir un prêtre qui s'empressa de lui administrer les derniers sacrements.

Ensuite, Tristan attendit, paisiblement… Son visage buriné se creusa, son souffle devint plus léger qu'un duvet de mouette…

Tout doucement…De minute en minute, ses forces l'abandonnaient…

Plus le cierge se consumait, plus la vie le quittait…

A la seconde même où la flamme du cierge s'éteignit, Tristan mourut enfin… Heureux, serein… La Mort ne l'avait pas oublié…

Était-ce de crainte de troubler ce dernier sommeil tant désiré ? … La tempête retint son souffle pendant quelques heures… Le " Clovis II ", profitant de l'accalmie, rentra enfin au port avec tout son équipage à bord… pour le plus grand bonheur de Justine…




FIN




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